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166 - Géologie alpine, 1993, t.69, p. 53-58.

Géométrie et origine des dislocations synsédimentaires de la base de l'Urgonien des Aravis (massifs subalpins septentrionaux).

M.GIDON* et J.L.PAIRIS**
* Rue des Edelweiss, 38500 VOIRON
**Laboratoire de Géologie Alpine associé au C.N.R.S. (URA 69), Université Joseph FOURIER, INSTITUT DOLOMIEU, 15 Rue Maurice GIGNOUX, 38031 GRENOBLE CEDEX, FRANCE

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Résumé : On décrit, à la base de l'Urgonien, un dispositif d'étirement synsédimentaire par failles listriques, avec blocs basculés tout à fait exemplaires, de taille hectométrique. Il semble correspondre à la bordure d'une niche d'arrachement affectant la marge est de la plate-forme urgonienne naissante.


Le chaînon des Aravis, dont la structure est essentiellement celle d'un monoclinal à pendage ouest, représente le flanc oriental du grand synclinal de Thônes, lequel appartient lui-même à la partie est du massif subalpin septentrional des Bornes (fig. 1).

Entre le col des Aravis et la Pointe Percée la dalle urgonienne est largement disséquée par une succession de vallons orientés de façon sensiblement orthogonale à l'axe synclinal et dont le fond est incliné dans le même sens que les couches (vallons "conséquents") Ils donnent chacun une coupe approximativement est-ouest pénétrant dans cette dalle jusqu'à son soubassement de calcaires argilo-siliceux de l'Hauterivien. Cette circonstance permet d'analyser sur d'assez larges surfaces la disposition d'ouest en est des strates de base de l'Urgonien et d'y constater l'existence de dispositions géométriques anormales. Certaines avaient déjà été partiellement observées et attribuées à la présence d'olistolites [DÉTRAZ et al., 1986]. La présente note se propose de décrire quelques unes des géométries qui sont observables dans ce secteur. On montrera qu'en fait elles relèvent certainement d'une tectonique extensive synsédimentaire et présentent même, à cet égard, un caractère assez exemplaire.

1/ La coupe naturelle du versant septentrional de la crête de Paccaly

L'entaille du versant sud du vallon de Tardevant permet de voir spectaculairement, sur plus de 500 m d'ouest en est, dans les falaises qui tombent de la crête de Paccaly, un système structural dont peu de points échappent à l'observation (fig. 2). Il se développe dans des niveaux attribués par les auteurs les plus récents [DÉTRAZ et al., 1986] aux couches de passage de l'Hauterivien au Barrémien, les niveaux à faciès urgonien les moins élevés étant rattachés à l'Hauterivien sommital (nous ne discuterons pas ici de cette attribution ni des données paléontologiques utilisées pour la proposer). Pour la clarté de l'exposé nous distinguerons dans ces couches quatre unités stratigraphiques superposées, notées de bas en haut U1 à U4 : U3 correspond à une vire très continue d'alternances marno-calcaires, plus marneuses à sa base ; elle était considérée par les auteurs cités comme représentant le sommet des "couches de transition sommitales des calcaires siliceux" et d'âge correspondant à la base du Barrémien.

 

Ce système ne devient observable qu'à partir de l'altitude d'environ 2000 m, au moment où les couches qu'il affecte sont portées à l'affleurement par le relèvement du compartiment est d'une importante faille normale, à rejet plurihectométrique, qui parcourt le chaînon dans toute sa longueur (F3a). Cette faille est d'ailleurs un accident ancien, antérieur au plissement du massif, comme le montre le fait qu'elle est déformée en baïonnette par des glissements couches sur couches à plusieurs niveaux, notamment à l'extrémité de l'arête des Rochers de la Salla..

 

. On peut noter que deux autres failles mineures (F3b et F3c), de la même famille mais à très faible rejet affectent également le secteur représenté en fig. 2 : elles recoupent et décalent les autres cassures, qui vont maintenant nous y intéresser, de sorte que l'âge de ces dernières apparaît d'emblée comme relativement ancien.

Alors qu'à l'est de F3a les couches de l'Hauterivien stricto sensu (calcaires argilo-siliceux) sont, selon toute apparence, dénuées de toute dislocation (encore que les cônes d'éboulis puissent cependant en masquer) les premiers niveaux de calcaires massifs à faciès Urgonien (U1 à U4) se montrent au contraire affectés par une succession de failles. Celles-ci présentent toutes une branche à très faible pendage est (presque horizontale) qui se connecte sans discontinuité, vers l'est, à une autre branche au contraire très redressée, à pendage ouest (dotée de stries de friction orientées sensiblement dans le plan de la coupe naturelle) : le résultat est un dessin typique de faille listrique à concavité vers le haut.

 

En confrontant les données résultant de l'analyse du tracé de ces cassures avec celles de la disposition géométrique des niveaux calcaires on constate divers faits de signification importante pour l'interprétation de ce système structural :

 

- Bien qu'appartenant à une même famille en ce qui concerne leur attitude et leur sens de rejet ces failles se répartissent au moins en deux générations successives l'une (F1) antérieure au dépôt de l'unité stratigraphique U2, l'autre (F2) postérieure.

- La faille principale F2 possède un rejet de faille normale, à compartiment est abaissé, comme l'indique le décalage des repères stratigraphiques. En ce qui concerne les failles de la famille F1 il parait peu contestable qu'elles affectent la seule unité stratigraphique U1 qui est ainsi découpée en plusieurs panneaux disjoints, de sorte qu'elles ont bien un rejet de même type.

- Il est remarquable que les pendages au sein de U1 sont tous nettement plus redressés que celui des autres niveaux (ce qui donne de belles discordances angulaires) : ceci s'explique de façon très cohérente par un pivotement accompagnant le glissement d'ouest en est des blocs résultant du débitage de cette unité. On a donc tous les éléments d'une géométrie remarquablement proche de celle du schéma très classique des blocs basculés (fig. 3).

- les failles F1, affectant le niveau inférieur (U1) sont cachetées de façon visible à l'affleurement par le niveau calcaire immédiatement plus élevé (U2). Ce niveau, qui est suivi en accordance par le niveau marneux U3, repose en onlap sur les reliefs des blocs découpés dans U1, avec une forte discordance angulaire de ses strates par rapport aux pendages de celles de U1 (beaucoup plus forts). Il contient même un panneau décamétrique de U1 glissé et resédimenté (véritable petit olistolite). Ceci est en désaccord avec l'interprétation antérieure [DÉTRAZ et al., 1986, fig. 4, p. 371] qui consistait à voir dans l'ensemble U1+U2 une lame unique d'olistolites ("slide" ...). Il est probable d'autre part que les hard-ground locaux signalés par ces auteurs correspondent aux zones hautes, érodées, des blocs basculés ici décrits.

- Outre ces aspects géométriques, le fait que les failles de la génération F1 et celles de la génération F2 (postérieures au dépôt de U3 et U4) présentent les mêmes caractères indique bien qu'elles traduisent les effets d'une même influence extensive qui s'est manifestée à plusieurs reprises à ce même endroit au cours du début du dépôt de la formation urgonienne (Barrémien inférieur probable).

 

En définitive ce dispositif traduit donc une fragmentation locale sur place, par une extension est-ouest d'âge Barrémien inférieur probable, des premiers bancs à faciès Urgonien, et non un apport de matériels olistolitiques de provenance plus ou moins lointaine. En fait on observe ici une structuration qui correspond au contraire à celle d'une zone de départ par arrachement, chacun des éléments disjoints ayant valeur de panneau glissé encore logé dans sa niche de détachement et pouvant donc mériter le qualificatif employé ailleurs d'"olistolites enracinés" [GIDON et al, 1982].

 

2/ La coupe naturelle du versant méridional de la Mamule

 

Les abrupts qui tombent, depuis ce sommet, dans la Combe de la Grande Forclaz exposent l'Urgonien sur une distance plus brève, mais ils montrent également une zone fracturée très comparable, qui témoigne aussi d'un jeu en extension. Elle se développe sur une trentaine de mètres d'épaisseur, d'ailleurs au même niveau, toujours entre un Hauterivien non perturbé et le reste de l'Urgonien régulièrement stratifié (fig. 4). On retrouve en outre sans peine, dans ce dernier, la même superposition d'unités lithostratigraphiques, avec le niveau U2 qui repose toujours directement, en "encroûtement", sur les panneaux découpés dans U1 (mais la surface de onlap y est plus plane), suivi par U3 et U4 qui sont simplement un peu plus nettement séparés l'un de l'autre par une vire marneuse.

 

Les structures observables au sein de l'unité U1 sont très analogues à celles de la coupe de Paccaly mais présentent quelques aspects complémentaires, sans doute liés au fait que l'observation porte un peu plus loin vers l'ouest. En effet, outre des panneaux basculés identiques, on y trouve dans la partie la plus occidentale des affleurements, un système de failles normales conjuguées délimitant des blocs triangulaires de taille pluridécamétrique qui dessinent un dispositif de petits grabens.

Cette particularité confirme, s'il en était besoin, que les géométries observées sont bien le produit d'une disjonction sur place de l'unité stratigraphique U1, initialement homogène et continue (cette dernière semble effectivement se poursuivre ensuite sans autre particularité du côté ouest, bien que la continuité des affleurements soit vite interrompue dans cette direction par le passage de la grande faille F3a).

D'autre part ce changement de géométrie structurale montre qu'en gagnant vers l'ouest l'extension horizontale agissait de façon beaucoup plus modeste et plus symétrique, ce qui est confirmé par le fait que le contenu des grabens est de moins en moins basculé d'est en ouest (schémas en marge droite de la fig. 4). Il y a en somme passage d'une "extension cisaillante", avec glissement de panneaux sur des failles à compartiment supérieur glissé vers l'est, à une "extension symétrique", avec affaissement de petits grabens entre failles conjuguées : ceci doit probablement s'interpréter comme le signe de ce que l'extension qui s'est exercée sur U1 était l'effet d'une traction venant de l'est, puisqu'elle commençait ici à s'amortir, en direction de l'ouest.

On remarque enfin ici que la surface basale de l'unité stratigraphique U1 est soulignée par un niveau fait d'une juxtaposition de poches, de section triangulaire (surbaissées, à sommet très obtus), où le litage semble devenir désordonné, voire même passer à un remplissage de matériaux bréchifiés (ce point devrait être vérifié par une visite des lieux mais ceux-ci sont d'accès un peu délicat). Il représente apparemment un coussinet de friction intermédiaire séparant le sommet de l'Hauterivien non perturbé et la base de U1. Ceci ne s'observe pas dans la coupe de Paccaly, tandis qu'il n'y a par contre ici aucun indice de la pénétration d'une surface de glissement couches sur couches dans l'Hauterivien sous-jacent (qui est très régulièrement lité sous ce coussinet).

 

En définitive ces affleurements, bien que d'extension plus modeste et d'observation plus difficile sont d'une interprétation encore moins ambiguë que les précédents et apportent ainsi une confirmation remarquable à celle proposée pour la coupe de Paccaly.

 

 

3/ Ampleur et sens de l'extension mise en évidence

 

Dans les deux exemples analysés on voit

a) que l'angle du basculement des panneaux atteint et dépasse une valeur de 30° ;

b) que la longueur occupée actuellement par les blocs basculés, mesurée parallèlement aux couches non perturbées, est à peu près du double de celle des tronçons de bancs qui les constituent.

 

Ces deux observations convergent pour mettre en évidence une extension locale du niveau U1 atteignant et même dépassant 100% (doublement de la longueur occupée). On voit par ailleurs que l'extension est plus forte sur la crête de Paccaly où les panneaux de U1 cessent d'être jointifs dès la première étape du phénomène et qu'elle s'accroissait vers l'est, ce qui incite à penser que l'on pourrait y rencontrer des blocs totalement isolés, à caractère de véritables olistolites.

 

On note en outre que la vergence des failles et le sens de pivotement des blocs indiquent systématiquement une composante de cisaillement entraînant les tranches détachées vers l'est, ce qui est remarquablement cohérent avec ce que l'on sait de la paléogéographie alpine de ces époques : cela suggère fortement un glissement vers les fonds marins plus orientaux d'une tranche de sédiments fraîchement déposée sur la plate-forme.

 

 

4/ Répartition topographique de la zone de fragmentation extensive

 

Il ne semble pas que cette zone de fragmentation extensive, qui est si bien observable dans les vallons de Tardevant et de la Grande Forclaz, ait une extension nord-sud très considérable. En particulier dans les vallons plus méridionaux (par exemple dans la combe de Paccaly et celle du Grand Crêt) ses failles listriques nettes et clairement cachetées font place à des structures qui sont sans doute de même type mais beaucoup plus discrètes et de moindre rejet (c'est cependant une faille rapportable à la famille F2 qui détermine la localisation de l'arche naturelle du "Trou de la Mouche", sur la crête de Roche Perfia). Enfin l'on passe progressivement à des bancs pratiquement non disloqués au sud de la Combe de Bella Cha.

 

Au sud du col des Aravis on observe aussi, dans le massif de l'Etale de bonnes coupes de l'Urgonien. Elles montrent des failles normales du type de pendage et de rejet de notre famille F3 [DOUDOUX et al.] mais il ne semble pas que les cassures barrémiennes des familles F1 et F2 y soient représentées. Il est cependant à remarquer que dans le versant sud de la montagne (pentes faisant face à la pointe de Mandallaz) les premiers bancs massifs de la transition Hauterivien - Urgonien montrent un effilement d'ouest en est en lentilles décamétriques qui peut rentrer dans le cadre d'une disjonction par extension ...

 

 

5/ Conclusions

 

Les données ci-dessus présentées portent donc à voir dans les dispositifs synsédimentaires de la base de l'Urgonien des Aravis les traces du fonctionnement d'un système de failles extensives (et non celles d'apports olistolitiques).

 

Un fait important est que ce système de cassures n'affecte pas le substratum d'Hauterivien. Ceci s'accorde avec ce qui vient d'être exposé concernant leur répartition pour conduire à y voir, plutôt qu'une fragmentation extensive par un faisceau de failles parallèles liées à une traction dans la croûte, l'effet d'arrachements superficiels, en forme de niches limitées par des surfaces courbes, selon les modèles très connus illustrés par les glissements de terrain. Il s'agirait donc, en définitive, de structures purement morphotectoniques, liées sans doute à une morphologie locale créant une instabilité du rebord de la plate-forme urgonienne en cours d'installation et induisant des tassements en direction des fonds marins plus profonds situés du côté est.

 

Quoi qu'il en soit on dispose là d'un exemple particulièrement spectaculaire et pédagogique d'une zone d'arrachement et de départ avorté d'olistolites (où les panneaux glissés sont encore logés dans leur niche de détachement). Il parait en outre susceptible, par divers aspects, d'offrir les matériaux pour une analyse plus poussée tant en ce qui concerne les données de terrain complémentaires (à recueillir par une observation rapprochée) qu'au point de vue de l'analyse géométrique et de la modélisation.

 

 

 

Articles cités :

 

DÉTRAZ H., MULLER A., MULLER D. et VILLARD F. (1986). - Étude préliminaire de la stratigraphie et de la sédimentologie de la chaîne des Aravis (Haute-Savoie, France ; Domaine Delphino-Helvétique) Arch. Sc. Genève, v.39, fasc.3, p.365-376.

 

DOUDOUX B., ROSSET J., BARFÉTY J.C., CARFANTAN J.C. & PAIRIS J.L. (1992) - Carte géol. France (1/50.000°) Feuille Annecy-Ugine (702), Orléans, B.R.G.M.

 

GIDON M., BARFÉTY J.C. & DEBELMAS J. (1982). - Un exemple de "Collapse structure" jurassique dans le NE du massif du Pelvoux: contribution à la connaissance des panneaux glissés synsédimentaires des Alpes externes françaises. Géologie alpine, t.58, p. 69-72.

 

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LÉGENDES DES FIGURES

 

 

Fig. 1 - Carte de situation, par rapport au chaînon des Aravis, des principales localités citées (les astérisques cerclés indiquent la localisation des deux coupes naturelles représentées.

 

 

Fig. 2 - Coupe naturelle de la Crête de Paccaly, reconstituée à partir de photos prises à diverses altitudes dans le vallon de Tardevant (le dessin n'est donc pas totalement exempt de déformations perspectives).

 

U1, U2, U3, U4 représentent les 4 unités stratigraphiques repères distinguées ici dans la base de l'Urgonien. F1, F2 et F3 désignent les failles des trois générations successives (F3a désigne la grande faille longitudinale de la chaîne des Aravis).

Hs est un niveau, épais de plusieurs mètres, où l'Hauterivien est affecté d'un clivage oblique plus incliné vers l'ouest que les couches. On peut envisager qu'il représente un niveau de décollement interne à la série, par ailleurs non perturbée, de l'Hauterivien (voir le schéma interprétatif de la fig. 4).

Il se peut éventuellement que la faille F2 affecte l'Hauterivien masqué par les éboulis (comme indiqué par le tireté) : en effet une cassure de disposition identique s'observe symétriquement, sur l'autre rive du vallon, dans les pentes inférieures du sommet de Tardevant.

 

Fig. 3 - Schéma interprétatif d'ensemble résumant les caractéristiques du dispositif de dislocation synsédimentaire observable (mêmes symboles que sur les autres figures)

 

L'existence d'un passage, d'ouest en est, de la zone à bancs disloqués visible à la Mamule au niveau Hs (possible niveau de décollement) que l'on distingue à Paccaly, est une interprétation purement hypothétique.

 

 

Fig. 4 - Les tours rocheuses de la Mamule, vues du sommet de Tardevant (2501 m) : cette vue donne une coupe naturelle à peine déformée par une légère obliquité perspective.

 

Les notations sont les mêmes que sur la fig. 2. Les deux croquis en marge droite attirent l'attention sur les variations de l'angle de basculement des strates au sein de l'unité U1.